O! la lettre #104

NL104

Le ratatine-ordures, et le coupe-fritures…
Cette année encore, matériO a eu l’honneur d’être invité à participer à un comité de concours design. Passé le sentiment d’imposture à faire partie d’un jury composé d’experts, de sommités, de mandarins du design, l’exercice consiste tout d’abord à éplucher un gros dossier de présentation des 170 projets appelés à concourir, catalogue disparate de grandes et belles choses, bien pensées, mais aussi d’objets ou concepts anecdotiques qui invariablement me poussent à fredonner « La Complainte du Progrès » de Boris Vian ♫ … mon atomixeur, mon canon à patates, mon éventre-tomates, mon repasse-limaces… ♫. Puis, lors d’une journée de délibération, il s’agit de débattre, argumenter, sélectionner, pour ne retenir que la substantifique moelle, la crème des réalisations présentées. L’exercice est ardu, une bonne partie des propositions mériteraient d’être primées, heureusement la présidente est là pour nous rappeler que nous ne sommes pas à l’Ecole des fans (pour les plus jeunes de nos lecteurs, une émission qui sévissait au siècle dernier et où la règle était de mettre un 10 à tous les participants), qu’il nous faut donc é-li-mi-ner (à nouveau pour nos jeunes lecteurs, clin d’oeil à une publicité du XXe siècle).

Mais, car bien sûr il y a un « mais » dans un edito, notre jugement ne peut qu’être altéré par le discours accompagnant les projets soumis. Pourquoi diable les designers doivent-ils émailler le descriptif de leur travail de propos fumeux et surtout totalement caviardés par une pseudo novlangue journalo-marketo-bullshit totalement indigeste. Première constatation qui saute aux yeux, tout est défini en terme de « problématique », problématique du smartphone, problématique du diner entre amis, problématique de l’intermodalité ou de la brouette à bras. 

Ensuite, le concepteur se doit désormais de tout « questionner », on questionne notre époque, nos objets numériques, on en vient même à questionner notre rapport au cabanon de jardin, c’est vous dire où en est l’humanité. Autre gimmick emprunté directement à la sphère politique et répété comme un mantra dans tous les descriptifs, le fait de préciser que l’utilisateur, le client, l’humain est « au coeur » des préoccupations et de l’attention du designer, alors que cette démarche est la définition même du design.

Lamartine s’interrogeait pour savoir si les objets avaient une âme, les designers ont tranché. Non seulement ils en sont pourvu, mais les objets sont même doués de parole, ils racontent et répondent (« …chaque produit raconte une histoire, révélant ainsi son âme et créant un lien avec l’utilisateur … cet objet iconique raconte son appartenance à ce lieu particulier, il répond aux nouvelles pratiques sociétales innovantes… »). Parfois l’ego du designer enfle quelque peu, car il se doit « d’anticiper les modes de vie en théâtralisant une expérience client multi-sensorielle », il se mue même en Deus ex machina car sa mission serait de « façonner positivement le monde qui nous entoure ». 
Bon, nous apprenons néanmoins plein de choses essentielles sur notre époque en lisant ces différents descriptifs, de véritables tendances sociétales dont nous n’avions pas conscience, nous pauvres hères qui ne planons pas dans les sphères éthérées de la création. Saviez-vous que la mixologie (qui comme chacun sait n’a rien à voir avec une maladie virale des lagomorphes mais consiste à maitriser le mélange de boissons pour réaliser des cocktails) est un art (au même titre que la danse ou la musique) qui connait un fort développement en France comme à l’international  (sic) depuis les années 2000. Et on ne m’avait rien dit! Autre enseignement primordial, des études ont été menées sur la nouvelle gestuelle du repassage, les conclusions étant qu’il se doit aujourd’hui d’être enfin rapide, flexible, mobile…  D’autres chercheurs ont « questionné » les manières de préparer et consommer du jus d’orange frais au sein d’une famille. Il en ressort que chaque buveur de jus d’orange frais souhaite une expérience utilisateur différente et qu’il serait bon aujourd’hui de répondre à ce changement de problématique avec une nouvelle pratique gestuelle et servicielle du presse-agrumes, appropriée au ré-enchantement de chacun, permettant de renouer le lien émotionnel du consommateur avec la marque, dans une convivialité avec sa tribu, dans le partage et le vivre ensemble. Mis à part cette dernière phrase qui est un peu une compil best-of, rien n’est inventé!

Donc je repose la question, pourquoi diable se sentir obligé d’utiliser ainsi une logorrhée syntaxique et langagière propre à enfumer le lecteur dans une longue litanie de stéréotypes totalement vides de sens? Cela dessert finalement le projet, qui la plupart du temps vaut beaucoup mieux que le descriptif qui nous était servi. Comme si l’activité qui consiste à travailler sur des éléments concrets, matériels, parfois triviaux et dans un souci d’amélioration de nos vies quotidiennes n’était pas suffisamment valorisant, et nécessitait qu’on élève artificiellement le débat. Difficile pour nous tous d’échapper complètement aux idiomes marketing entendus et rabâchés quotidiennement et qui nous lobotomisent insidieusement, mais si déjà nous pouvions simplement nous interdire d’écrire à tort et à travers les termes ré-enchanter, expérience, problématique, au coeur, sociétal, convivialité, questionner, gestuelle, le vivre ensemble et la théatralisation, l’humanité ferait sans doute un petit pas.

Quentin

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