O! la lettre #83

OÙ EST CHARLIE ?
Avant le 7 janvier, j’avais la foi. Je croyais au rock’n’roll, à la démocratie, à l’égalité entre les Hommes, à la promesse d’une gaufre belge en fin de journée sur la terrasse de notre nouveau showroom. Mais surtout je croyais que la liberté d’expression était acquise en France, que le blasphème était une notion d’un autre âge, je croyais à l’irrévérence salutaire dans un monde imparfait et pourtant gonflé de certitudes, je croyais à l’humour comme arme redoutable contre toutes les bêtises humaines. Mais le 7 janvier à l’heure du goûter, je n’avais plus le coeur à manger une gaufre, je croyais encore au rock’n’roll mais plus à grand chose d’autre, tout était devenu beaucoup plus flou. 
Nous avons eu droit dès mercredi soir aux propos lénifiants de nos chers dirigeants, les mines étaient graves et décidées, les discours convenus, creux, formatés par leurs cellules de communication: « Les fondements de la République sont attaqués, c’est une guerre contre le terrorisme venu de l’extérieur, il faut faire bloc, c’est l’union sacrée pour protéger ce que la nation a de plus précieux, ce qui nous rassemble, nous unit… » Ce n’était pas des humains qui nous parlaient, mais des prompteurs sans vie, et surtout sans conviction. Car en l’espèce il ne s’agissait pas d’une attaque terroriste fomentée de l’extérieur, mais plus un rejeton nauséabond des dysfonctionnements patents de notre société française, laïque et républicaine. Les fous barbares qui ont agit cette semaine étaient des français, ils sont nés en France, ont grandi en France, ont fréquenté les écoles françaises, puis les prisons françaises, puis le monde du travail ou plus vraisemblablement du chômage en France. Oui, l’absence d’ambition, le manque d’inspiration, la frilosité, et peut-être surtout le vide de conviction de nos « politiques » ont rendu la France presque anomique, à tel point qu’elle génère aujourd’hui ses propres ennemis intérieurs. 
Si certains des enfants de la République ne se voient pas aujourd’hui proposer l’égalité, s’ils ne perçoivent pas la fraternité, si on ne les arme pas pour jouir de la liberté, ils vont parfois prendre d’autres armes pour se faire entendre. Le « modèle français » a du plomb dans l’aile, le chantier est vaste, mais il passe en premier lieu par l’éducation, qui doit être riche, curieuse, large, non dogmatique, il passe par l’accès à la Culture, avec les mêmes exigences d’ouverture, tout cela pour alimenter la curiosité humaine. Car, pour nous, athées comme croyants, la spiritualité, le sacré, la culture, la création, l’art, l’humour, la connaissance, tous ces jaillissements constitutifs de l’humanité sont là pour nous aider à décoder un monde complexe, pour nous construire, nous élever, nous détacher d’un quotidien trop souvent trivial, trop fréquemment sans relief, nous comprendre et donc nous rapprocher. C’est lorsque ces éléments essentiels sont absents que des pieds nickelés font des trous avec une Kalachnikov parce qu’une caricature déplaît à un de nos Dieux, une de nos idoles.
Nous avons tous clamé dimanche « Je suis Charlie », soutien paradoxal à un journal qui n’aime rien tant que la marge et l’anticonformisme, ne boudons pas notre plaisir d’avoir été si nombreux à battre le pavé sous un soleil hivernal, mais gardons nous d’une bonne conscience hypocrite et sans lendemains, d’un unanimisme béat, donc dénué de sens et surtout, de projet. Le défi est conséquent, il ne suffira pas d’apposer un sticker en soutien à Charlie sur sa veste ou son site, il est illusoire de voir une solution dans un durcissement des contrôles aux frontières, mortifère de vouloir mettre en place un Patriot Act à la Française. Il sera plus fécond de nous interroger sur ce qu’est devenue notre société, ce qui l’éloigne aujourd’hui de ses idéaux originels, puis tout faire pour redonner corps aux trois mots inscrits sur tous nos bâtiments publics.
Personnellement, j’avoue avoir ressenti deux difficultés à clamer au diapason « Je suis Charlie », tout d’abord une aversion toute personnelle aux rassemblements de plus de trois personnes, aux foules, aux cris de ralliements, au consensus général que je trouve toujours suspect. Mais par ailleurs il me sera délicat de crier la conscience tranquille « Je suis Charlie » tant qu’il restera plus difficile en France d’être Mohamed, Djehina ou Zouad que Quentin.

Quentin Hirsinger

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